vendredi 16 mars 2012

28 - Repère, astre, labyrinthe


Ce n’est pas le chemin qui est difficile, mais le difficile qui est le chemin.

Sören Kierkegaard

De passage à la clinique des Franciscaines de Nîmes, je me souvenais (avec ironie) de cette réflexion de Sören Kierkegaard... Voilà ce que l'on trouve au bout du cheminement labyrinthique pour arriver au service de cardiologie : je me suis perdu 3 fois avant d'atteindre le bon service… Faut-il s'en étonner lorsque l'on voit la limpidité de l'affichage, ses curieuses inversions ? Ça me rappelle ce procédé mnémotechnique : la main droite, c'est celle qui a le pouce à gauche.

Je reconnais des qualités à la perte des repères, un jour j'écrirai sur le labyrinthe, cette grande figure de l'initiation destinée à la découverte du moi le plus intime, mais je trouve cette anecdote tellement symbolique lorsqu'il s'agit de médecine. Je ne suis pas bien sûr que les concepteurs & les administrateurs du bâtiment aient eu la volonté de perdre : je dis souvent que lorsque qu'une pancarte est placée quelque part sur ou dans un bâtiment, l'architecte a (au moins un peu) raté son coup…

L'espace est plutôt sur la polarité du masculin : le phallus occupe un espace, l'homme est plutôt préoccupé de territoire, pour la chasse, pour la guerre. Le père et le re-père. Le temps étant plutôt sur une polarité féminine : le femme est attentive à son cycle. Bien entendu chacun est porteur de ces deux polarités, l'équilibre étant bien de les faire dialoguer, d'utiliser l'une ou l'autre selon la situation… Pas un antagonisme, mais bien une collaboration.

On peut remarquer aussi, que les mots "désastre", "catastrophe" veulent dire "perdre de vue les astres". L'étoile polaire est fixe dans le ciel, véritable axe du monde, "perdre le Nord" mène au désastre.

Moi qui fréquente beaucoup les vignerons, j'ai toujours été frappé de constater qu'ils connaissent très bien l'orientation de leur espace : il m'est même arrivé d'en froisser lorsque je sors ma boussole à la première visite sur un terrain… Tout comme je dois constater, moi qui randonne beaucoup, et sans boussole avec ça, que je me perds rarement en milieu naturel, très souvent dans un bâtiment ou une ville.

Dans les mauvais magazines de psychologie on parle à tort et à travers du "centrage". Le centrage c'est tout simple, c'est savoir où l'on se situe dans l'espace, dans le temps, être pleinement conscient de son schéma corporel, de ses limites : les techniques de méditation consistant à porter son attention, toute son attention, sur une partie du corps, puis une autre. En témoigne la bénédiction bouddhique :

Que tous les êtres soient heureux au nord ;
Que tous les êtres soient heureux au sud ;
Que tous les êtres soient heureux au levant ;
Que tous les êtres soient heureux au couchant ;
Que tous les êtres soient heureux au nadir ;
Que tous les êtres soient heureux au zénith ;
& que je sois heureux à la fine pointe de mon être primordial & fondamental.

On retrouve la même préoccupation chez les chrétiens : la croix, bien antérieure à la chrétienté, est bien le symbole des 4 horizons, de la matérialité, de l'incarnation.

Je termine par ces citations d'Erri de Luca, que j'aime, décidément beaucoup :

Je me plonge dans un passe-temps géométrique: je relie les deux points de ses yeux, je trace une ligne qui va d'un tableau de montagne en haut à un chat qui dort en bas. Tes yeux relient le sommeil d'un chat à un bois de mélèzes. Je n'y comprends rien, dit-elle. Je lui explique, elle prend l'air désolé : "Tu as encore d'autres manies ?" Oui, celle de savoir à n'importe quel endroit, même à l'intérieur, où se trouvent les points cardinaux. La porte d'entrée est au nord, dis-je en baissant la voix comme pour un secret.


Sur le mur d'en face il y a une carte géographique du monde. Elle est à l'envers, l'Antarctique en haut. Il s'aperçoit que je la regarde fixement.
« Tu es du Nord, dit-il, ceux du Nord n'en reviennent pas de voir leur belle planète sens dessus dessous. Pour nous en revanche le monde est comme ça, le Sud vers le haut. »
Mon regard se perd sur la carte.
« Des marins irlandais viennent se remplir la vessie de bière, ils regardent et remuent la tête comme les chiens quand ils sentent quelque chose d’étrange. Têtes du Nord, têtes aveugles que vous êtes. On ne comprend la terre que si on la retourne comme ça. Regarde les continents : ils poussent vers le Nord, ils vont tous finir de l’autre côté. Parce qu’ils se sont détachés de l’Antarctique et qu’ils voyagent vers le bas de la planète, qu’ils dégringolent là-bas. Ils laissent les océans derrière eux. Même les courants marins partent d’ici, du Sud, car c’est ici qu’est le début, le haut de la terre. Et c’est une terre, l’Antarctique, avec des montagnes et des volcans, pas de l’eau refroidie comme votre glaçon. Le Nord dessine de fausses cartes avec son beau pôle au sommet, alors qu’il est le fond du sac. Et puis pour vous c’est l’orient et l’occident qui comptent, tandis que pour nous ce n’est que de l’eau fouettée, océans de ponant et de levant. Nous sommes sur la corne pointue du monde, accroupis sur le sol pour ne pas être emportés par le vent. »
Je l’écoute et je crois à tout ce qu'il dit, même à l’embarquement promis. Un bateau de pêche irlandais doit arriver, il me fait monter dessus.
Espèce de bistrotier du sens dessus dessous, qui ébranle un homme de son seul regard et retourne les cartes. Je m’efforce de lui sourire, je n’arrive plus à faire bouger mon visage. Je m’essuie la bouche du dos de mes mains sales, ou plutôt je la frotte, pour la forcer à une grimace. Je l’oblige à se durcir dans le plus pénible des sourires.
Alors, il me verse un demi-verre d’eau trouble amère, c’est moi qui offre, dit-il, je l’accepte et je la sens descendre dans ma poitrine comme un coup de couteau, je roule des yeux pour ne pas cracher de larmes. C’est une eau d’incendie pour moi qui ne touche pas aux degrés de l’alcool depuis des années.
Un soupçon de cordialité passe dans mon corps, un état de paix face à un autre homme. Je m’en remets à cet ours pelé qui de la même main peut m’expédier au large ou bien me briser l’épine dorsale et qui sait ce qui, en moi, lui fait prendre une des deux décisions.
La carte renversée me paraît juste maintenant, elle m’apprend à être sur l’antipode. La fuite que je croyais vers le fond se retourne vers le haut. Je suis sur la pointe d’un rocher et j’attends le plongeon.

...

Il y a encore de la lumière quand je franchis la grille, et je passe voir le patron du bistrot pour échanger deux mots. Il transvase du vin, je lui donne un coup de main.
Puis il débarrasse une table des chaises qui sont dessus et m’apporte un petit fromage de chèvre, du pain noir et une carafe de rouge.
Il parle d’une maison au bord de la mer où il veut se retirer.
Moi aussi, dis-je, je pense à une maison sur la côte, à une fenêtre à l’est et à une treille au sud. L’ouest et le nord appartiennent à mon dos.
« L’ouest pour moi, dit-il, est le dos de mon père qui part pour les Amériques. Je le vois encore monter sur le bateau et disparaître dans l’occident, pour toujours.
« Il n’existe plus de vies comme ça chez nous, aujourd’hui ce sont des vies d’autres hommes qui arrivent dans n’importe quel coin de notre pays pourvu que ce ne soit pas un port. C’est drôle, non? Même ceux qui ont un passeport ne passent pas par un port.
« C’est pour ça que chez moi il y a une place et une assiette pour ces vies-là. »

"Trois chevaux", Erri De Luca, Gallimard 2001 pour la (magnifique) traduction française de Danièle Valin

2 commentaires:

Françoise a dit…

... Et l'espace de la page : "Avant, il n'y avait rien, ou presque rien ; après il n'y a pas grand-chose, quelques signes, mais qui suffisent pour qu'il y ait un haut et un bas, un commencement et une fin, une droite et une gauche, un recto et un verso.(...) L'espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche". Georges Pérec, "espèces d'espaces".

Bruno Lapostat a dit…

Ainsi Georges Pérec a plagié la Bible, rien de moins... Merci Françoise de ramener à notre mémoire Georges et ses "Espèces d'espaces", un monument que devrait connaître tout architecte - & sans doute au-delà !

Enregistrer un commentaire